Intelligence artificielle : ce que nous apprend un jeu vidéo

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Tout le monde a peur d’être remplacé par un robot, mais qu’en est il vraiment ? Les jeux vidéos pourraient nous donner une réponse.

Temps de lecture : 10 minutes

Depuis quelques mois, l’intelligence artificielle est le nouveau truc à la mode. Tout le monde en parle, tout le monde s’y connait. Les applications sont, semble-t-il, imminentes et vont bouleverser la vie de tous. Vous avez un emploi, faites bien attention car vous risquez de le perdre au profit d’un robot dans les prochaines années ou même mois! Santé, transports, droit, finance… personne n’est en sécurité face au tout-puissant robot !

Vraiment ?

Eh bien, je pense que cela pourrait prendre un peu plus de temps que prévu et je vais vous dire pourquoi.

Je suis un « gamer ».

Enfin je l’étais. C’était avant d’avoir la brillante idée de démarrer ma propre entreprise et d’avoir trois « merveilleux » enfants dans le même temps. Depuis, le temps libre pour jouer s’est fait un peu plus rare …

Mais je joue toujours de temps en temps, et quand cela m’arrive, je reviens très souvent vers un style de jeu, le jeu de stratégie, et vers une franchise encore plus spécifique, Sid Meier’s Civilization.

La franchise, créée en 1993 par Sid Meier, a depuis été réitérée cinq fois. Le dernier opus, Civilization 6, lancé en 2016, s’est vendu à plus de 2 millions d’exemplaires au cours des 6 premiers mois de sa sortie. La franchise, héraut du jeu de stratégie au tour par tour, pourrait être décrite comme une sorte de jeu d’échecs. Un jeu d’échecs très très complexe, qui repose sur une intelligence artificielle encore plus complexe. C’est ce qui en fait une cas d’école pour toutes les applications d’intelligence artificielle similaires.

Pour résumer, le jeu vous invite à guider une « civilisation » de l’antiquité à l’ère spatiale. Vous jouez contre d’autres civilisations (joueurs) et votre objectif est de dépasser vos adversaires dans différents domaines (science, diplomatie, puissance militaire, culture…).

Le jeu, qui reste un peu un truc de « nerd » en raison de sa complexité, nécessite une réflexion stratégique approfondie, une planification basée sur des informations partielles, une micro-gestion tactique très précise similaire à un jeu d’échecs et une gestion des risques ardue face aux nombreux événements aléatoires. La courbe d’apprentissage est raide et la simple compréhension des règles est déjà longue, contrairement aux échecs ou au go, où les règles du jeu sont intégrées en 5 minutes.

Compliqué ? Rassurez-vous c’est pareil pour l’ordinateur.

Je suis sûr que vous comprenez déjà d’où vient mon idée de comparer cela avec d’autres applications potentielles de intelligence artificielle, y compris bien sûr le conseil en investissements financiers.

Je ne vais pas parler trop longtemps du jeu lui-même car ce n’est pas le sujet. Mon centre d’intérêt ici est l‘intelligence artificielle utilisée par l’ordinateur pour les joueurs non humains dans le jeu. Et surtout la dernière conçue, celle utilisée dans le 6ème opus, et la plus avancée.

Alors ? Quel est son niveau ? Est t’elle capable de battre les joueurs humains ?

La conception de cette intelligence artificielle a été très sérieuse…

Soyons clair, la conception de l’intelligence artificielle du jeu est très professionnelle. L’industrie du jeu vidéo a depuis longtemps appris à concevoir de bonnes IA pour ses jeux, car cela augmente considérablement leur intérêt et leur durée de vie. Ils ont une forte expérience en la matière, et la franchise Civilisation en a encore plus, et bien plus spécialisée. N’oublions pas qu’ils l’ont déjà conçu 6 fois!

Le budget du jeu était très important, la franchise est maintenant ce que l’industrie du jeu appelle un jeu AAA, ce qui signifie que c’est l’équivalent d’un « blockbuster » au cinéma. Ils ont donc embauché une équipe d’ingénieurs en intelligence artificielle expérimentés et entièrement dédiés à cette tâche unique. Et ils ont très bien travaillé, car l’IA du jeu est capable de comprendre et d’utiliser à son avantage tous les mécanismes très complexes du jeu. Ce n’est pas simple. Bravo à eux.

Enfin, ils ont bien sûr utilisé les méthodes modernes d’optimisation d’IA. Ils ont ainsi utilisé une énorme puissance de calcul dans ce but, non pas par « deeplearning » basé sur des réseaux de neurones, mais par des itérations massivement supervisées du jeu. En clair, l’ordinateur a joué contre lui-même et des joueurs humains pendant toute la conception du jeu.

… mais elle est toujours faible

Comment puis-je être si affirmatif ?

Pour m’expliquer j’ai besoin de présenter le fonctionnement des niveaux de difficulté dans le jeu. Au début d’une partie, le joueur peut choisir parmi 8 niveaux de difficulté. Le rêve d’un ingénieur serait de concevoir une IA capable d’adapter sa *compétence* au niveau choisi. Mais c’est bien trop de travail. Ils (et c’est parfaitement compréhensible) ont ainsi conçu la meilleure intelligence artificielle qu’ils pouvaient et ont ensuite modulé la difficulté avec divers avantages donnés à l’ordinateur.

Cela semble logique. Mais le vrai problème est le suivant: le niveau de difficulté où les humains et l’IA jouent à égalité est… le plus bas! Dés le second niveau l’IA est avantagé artificiellement. Et tout le monde, oui tout le monde est capable de battre ce premier niveau très simple. Vous apprenez les règles, perdez peut-être une fois à le faire, et c’est fini l’IA n’est plus au niveau. Malgré tout le travail et la compétence investis dans sa conception, l’IA ne peut battre à armes égales que des joueurs vaguement débutants.

Le joueur moyen joue à un niveau entre 4 et 6, niveau où l’IA obtient de très gros avantages, ce qui signifie en clair que l’IA doit tricher massivement pour rester compétitive. Même au plus haut niveau, qu’on pourrait décrire comme une course de 100 mètres où l’ordinateur par 50 mètres devant et a le droit d’utiliser un vélo, beaucoup de joueurs parviennent à gagner (soyons honnête pas moi…).

Enfin, et de manière assez inattendue, l’IA du jeu est particulièrement faible sur la micro-gestion tactique (partie du jeu très similaire au jeu d’échecs). Ceci est troublant car c’est le domaine sur lequel elle est censée pouvoir écraser les humains grâce à sa puissance de calcul, comme cela a été le cas aux échecs et au go. Alors pourquoi ne peut-elle pas le faire ici?

Comment expliquer cette faiblesse de l’IA ?

Une intelligence artificielle de qualité repose toujours sur un modèle solide et des heuristiques fiables. Une heuristique peut être définie comme une mesure imparfaite de la probabilité d’accomplissement d’un objectif à un temps donné. Sans cela, il est impossible pour un ordinateur de comparer les différents choix auxquels il est confronté. Dans Civilization, l’heuristique principale de l’IA pourrait être « à ce stade du jeu, quelle est la probabilité que je gagne, et si je prends cette décision, comment cette probabilité va t’elle évoluer? »

Dans un algorithme de « pathfinding » (« ordinateur va du point A au point B »), l’heuristique pourrait être aussi simple que la distance restante à parcourir. Dans les jeux plus classiques comme les échecs, on peut définir l’heuristique comme un mélange entre les pièces restantes, les positions de celles-ci et les mouvements récents de l’adversaire (cela devient déjà plus complexe…).

Mais dans un jeu très complexe comme Civilization, trouver une heuristique unique qui donnera une probabilité fiable d’atteindre les objectifs est horriblement difficile et aléatoire. Les concepteurs de l’IA doivent dans ce cas compter sur de nombreuses « sous-heuristiques » (sous-objectifs) dépendantes les unes des autres, avec des arbres de dépendances non linéaires et d’autres mécanismes ardus…

blablabla …

Vous m’avez compris. Il est très difficile de trouver un bon modèle pour ce genre de problèmes complexes. Et le hasard, sans même parler de psychologie, rend cela encore plus difficile. Dans des problèmes complexes, comme jouer à Civilization, nous ne savons pas bien comment nous, humains, réfléchissons et il est donc très difficile de modéliser une IA sur cette base.

De ce fait la conception du modèle d’IA se termine généralement avec un énorme tas de paramètres liés entre eux et dont on n’est jamais vraiment sûr de l’utilité. La seule façon de prouver leur utilité est de les tester encore et encore pour les dégrossir, puis les affiner, et ainsi améliorer le modèle initial. Voici le deuxième gros problème de l’IA du jeu :

Pour que l’intelligence artificielle «apprenne» ainsi, avec des simulations traditionnelles ou des algorithmes « deeplearning », elle a besoin de beaucoup de données. BEAUCOUP. AlphaGo, par exemple, a eu besoin de plusieurs années pour se mettre à niveau avec les humains en jouant continuellement pendant cette période pour amasser de l’experience. Et c’était « seulement » en jouant au jeu de go, où les parties sont assez rapides (l’ordinateur peut jouer un jeu contre lui-même très rapidement).

Donc: même si le modèle sous-jacent est bon, il faut énormément de temps pour le prouver et il n’y a aucune certitude initialement. Plus le problème est complexe, plus le temps/les données nécessaires pour optimiser l’IA sont importants, et cette relation est exponentielle.

Civilization, malgré ses larges budget et temps de développement ( 2 ans environ ) a atteint ses limites sur ce point.

Enfin, et c’est la raison pour laquelle l’IA de Civilization est particulièrement faible dans la partie « jeu d’échec »: le temps de calcul disponible dans le jeu est en fait limité par l’utilisateur. Ainsi, l’ordinateur ne peut pas utiliser totalement sa puissance de calcul, car après avoir attendu 10 fois 1 minute devant votre ordinateur, vous vous ennuyez et vous abandonnez le jeu très rapidement, l’IA devient inutile car trop lente.

C’est un problème car tout le monde n’a pas un réseau de super calculateurs disponible pour résoudre son petit problème d’intelligence artificielle.

Ce qui signifie que même si on arrivait à créer une intelligence artificielle assez avancée pour maitriser la complexité d’un jeu comme Civilization, il faudrait encore une puissance de calcul énorme pour simplement l’utiliser… quelque chose qui ne serait pas possible dans la vie quotidienne. Cela pourrait bien sûr changer, mais la loi de Moore est maintenant officiellement rompue et cela pourrait prendre beaucoup plus de temps que prévu.

Vous voulez savoir si l’intelligence artificielle peut vous remplacer ? Jouez !

Vous rappelez-vous le film « War Games » (1983) ?

L’intrigue tourne autour d’un super-ordinateur hébergeant une intelligence artificielle évoluée (voyez comme le sujet n’est pas nouveau … 1983… ) à qui on a enseigné comment mener une guerre nucléaire, en a reçu l’autorisation et, bien sûr, commence à faire n’importe quoi. Oups.

Ce qui est vraiment intéressant dans le film c’est que l’IA, « Joshua », est censé avoir tout appris en jouant à des jeux. L’idée que les jeux sont le champ d’entraînement parfait pour l’intelligence artificielle était déjà bien présente en 1983.

Et c’est vrai ! Car des jeux comme Civilization sont très similaires à beaucoup de problèmes complexes que les « startuppeurs » et leurs investisseurs fantasment de résoudre. En fait, ils sont même moins complexes, donc plus facile à résoudre que la plupart de ces problèmes réels. Et ceci surtout sur trois points très bien identifiés:

  1. Tout d’abord, les problèmes réels impliquent beaucoup plus de hasard qu’un jeu comme Civilization. Toute personne ayant une expérience sur les marchés actions l’aura probablement appris à ses dépends d’une expérience douloureuse.
  2. Deuxièmement, la psychologie est beaucoup plus influente dans les problèmes réels, tout comme les émotions, les biais comportementaux ou simplement les relations humaines. Et ils ne sont pas simples à modéliser, c’est le moins qu’on puisse dire!
  3. Enfin, l’IA d’un jeu a un objectif global assez simple: gagner. « Gagner » dans les problèmes de la vie réelle ne signifie souvent pas grand chose et reste une notion très subjective et mouvante.

Mais il reste correct d’évaluer le niveau actuel d’avancement de l’intelligence artificielle par sa capacité à jouer à des jeux de stratégie complexes.

Tant que moi-même, joueur vraiment moyen, parviendrai à battre assez facilement l’intelligence artificielle du jeu Civilization, je n’aurai pas trop peur de me faire remplacer en tant que conseiller financier et en investissement par un robot. Je suggère donc que la grande majorité des autres professionnels du conseil cessent de paniquer à ce sujet également.

MAIS, car il y un mais, j’invite bien sûr tout le monde à rester attentif, et être conscient des améliorations à venir. Je vous invite pour cela à jouer à ce jeu (ou à d’autres, du moment qu’ils incluent une intelligence artificielle complexe) afin de  vous faire votre propre opinion à ce sujet, et pouvoir répondre à cette question fondamentale, maintenant et à l’avenir:

Suis-je toujours compétitif face à une intelligence artificielle de qualité professionnelle ?

La bonne nouvelle est que vous allez passer un bon moment en répondant à cette question.

2 réflexions au sujet de « Intelligence artificielle : ce que nous apprend un jeu vidéo »

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