Et votre mère, vous la mettez où ?

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L’analyse financière est devenue trop analytique, abstraite. Elle doit redevenir plus économique, plus humaine.

Il y a 3 ans, comme chaque année depuis maintenant 8 ans, je me suis porté volontaire comme « mentor » dans le cadre d’un concours d’analyse financière pour étudiants connu sous le nom de « CFA Research Challenge ». Lors de la finale française, l’une des équipes finalistes s’est vue confrontée à une question difficile, une question à laquelle ils ne s’attendaient pas, une question à laquelle ils auraient dû réfléchir bien avant.

Ce petit moment gênant, anecdotique sur le coup, fut pour moi révélateur d’un problème bien plus significatif. Il touchait à quelque chose de plus grand, à une dérive qui détériore la manière dont les jeunes professionnels de l’investissement (et certains plus âgés) abordent de plus en plus leur métier.

Le concours oppose une fois par an des équipes d’étudiants d’universités du monde entier. Il impose, au niveau local (en France), la rédaction d’un rapport d’analyse financière sur une entreprise, suivi, pour les meilleurs rapports, d’une présentation de 10 minutes à 3 investisseurs expérimentés, elle-même approfondie par une séance de questions-réponses de 10 minutes.

La société étudiée cette année-là était Orpéa, le gestionnaire de maisons de retraite. L’équipe en question était composée d’étudiants intelligents et laborieux, dont le haut niveau académique était indéniable. Leur rapport et leur présentation étaient d’ailleurs très sérieux, chiffrés et mettaient en avant avec rigueur les divers indicateurs  techniques prouvant pourquoi il fallait investir dans cette entreprise. Ils indiquaient la forte industrialisation que la société avait réalisée dans la gestion des maisons et de la réduction des coûts qu’ils avaient obtenu… Technique, précis, froid, chirurgical, et sans aucun état d’âme pour la nature très sensible de ce métier.

Mais est venue alors la séance de questions, et parmi divers points techniques sans importance, la question à laquelle ils ne s’attendaient pas, surtout venant d’un gérant de fonds expérimenté et reconnu.

« OK, c’est très bien tout cela, mais honnêtement, votre mère, vous aimeriez la mettre dans ces maisons ? »

Silence assourdissant. Gêne dans l’équipe et dans la salle.

Ils avaient deux choix :

1 – Répondre non, ce qui était évidemment la réponse la plus honnête, mais en contradiction flagrante avec toute leur présentation, sans même parler de l’image très « professionnelle » et « capitaliste » qu’ils essayaient de maintenir.

2 – Répondre oui, rester droit dans leurs bottes, et apparaitre devant toute l’assemblée, comme des personnes insensibles et un peu cyniques.

Bien heureusement, le gérant, personne très sympathique par ailleurs, compris qu’il avait été un peu dur envers des étudiants stressés, et leur a lancé une bouée de sauvetage. Il a reformulé sa question d’une manière plus évasive. Quelque chose comme « Pensez-vous vraiment que réduire fortement les coûts d’une entreprise aussi sensible est bon pour ses résultats à long terme? ». Ils ont répondu comme ils pouvaient à cela et sont passés à la question suivante.

Mais un arrière-goût amer est resté dans la bouche des présents, moi compris.

Ils n’ont pas gagné. Une autre équipe était objectivement plus forte de toute façon. Mais j’espère bien que l’expérience de ces quelques secondes de solitude leur aura été utile.

L’analyse financière telle quelle est enseignée a perdu pied avec la réalité.

Car je ne sais pas pour eux, mais cela m’a marqué.

Je donnais déjà, et insiste encore plus dessus depuis, ce conseil aux étudiants que j’accompagne: « ne soyez pas exagérément techniques, pensez toujours à la réalité économique, pratique, des différentes personnes impliquées. Employés, dirigeants, clients, fournisseurs, c’est bien d’eux qu’il s’agit « . Bien sûr, vous devez créer des modèles d’évaluation, évaluer divers risques financiers. Vous pouvez également parler de coûts et calculer des ratios financiers. Vous pouvez créer des régressions impressionnantes et parler de macroéconomie… oui oui c’est bien (et les règles du concours vous le demandent de toute façon).

Mais à la fin, tout cela n’aura pas beaucoup de valeur si vous ne pouvez lier vos résultats analytiques, les chiffres, à la réalité microéconomique de l’entreprise, aux personnes qui la composent et à leurs motivations.

Être très technique est en réalité assez agréable, car vous pouvez facilement prouver avoir été suffisamment diligent. Que vous avez travaillé et êtes compétent.

Mais cela ne fera pas de vous un bon investisseur.

Pensons-y de cette façon :

La connaissance de la réalité économique sans données ni analyse n’est guère plus qu’une opinion.

Mais l’analyse des données sans lien avec la réalité économique n’est guère plus  qu’un tableur Excel.

Et c’est bien la seule voie pour l’avenir

Depuis une bonne dizaine d’années, les fonds indiciels ont englouti un bon gros morceau (plus de 30% aux États-Unis) du marché de la gestion de fonds. Et ce mouvement n’est pas terminé. Ces fonds n’essayent pas d’appliquer une analyse à l’investissement, ils sont rudement simples: ils achètent et détiennent les titres inclus dans l’indice. C’est tout. Aucune analyse. Et leur momentum est indéniable. Des machines.

Pourquoi ?

Simplement parce que les gérants dits « actifs » n’arrivent plus à fournir de manière fiable et régulière la sur-performance qu’ils vendent par rapport aux dits indices. Comme ils ont des frais plus élevés, ils sous-performent en moyenne les fonds indiciels. Ils y arrivaient peut-être dans le passé, mais ce n’est plus le cas (en moyenne).

Il existe de nombreuses explications à ce phénomène, mais l’un des plus importants est le nombre d’investisseurs qui appliquent exactement les mêmes méthodes d’analyse financière, au même moment, et avec les mêmes données comptables disponibles.

Vous avez deviné… ce nombre est énorme (le nombre d’analystes certifiés CFA, la norme internationale en matière de gestion d’actifs, a ainsi augmenté de 138.420 rien que sur les dix dernières années!). Et ce sont tous des analystes brillants, extrêmement bien formés et motivés.

L’investissement professionnel est devenu tellement concurrentiel, en particulier sur les actions cotées, que la méthode d’investissement traditionnelle s’appuyant sur des modèles de comparaison, de valorisation par rapport aux données comptables publiées, et d’entretiens exclusif avec les seuls dirigeants, informations dont tout le monde dispose de toute façon, n’a plus que très peu de valeur.

Les analystes financiers doivent maintenant se différencier les uns des autres pour survivre, ils doivent s’éloigner des modèles standardisés. L’utilisation de ces modèles est bien trop répandue et l’alpha de l’analyse financière déshumanisée est arbitré depuis bien longtemps. Celui-ci a disparu ou plus probablement est si dilué qu’il ne couvre plus les frais de son implémentation.

Les analystes doivent donc ajouter des informations à l’entrée qu’ils sont les seuls à posséder et que les robots ne peuvent pas comprendre. Ils doivent ajouter au processus la compréhension des motivations et des émotions, des besoins et peurs, données par les personnes les exprimant, et recueillies avec empathie. Ce type d’information résistera bien plus longtemps à la « disruption ». Mais les analystes ont besoin de quitter leur bureau et leur laptop, de prendre leur téléphone, de tester les produits et service, de voyager, de lire, de parler, de parler, de parler… et de prendre le risque de se tromper.

Et quand ils ont fini de parler, revenir, comprendre qu’une entreprise ne peut pas fonctionner sans un lien fort entre toutes ces personnes et utiliser l’analyse financière pour les lier dans les chiffres, pour séparer un investissement d’une simple opinion, ou d’un simple tableau excel.

Le cliché classique du capital-risque est d’affirmer qu’ils « investissent dans des personnes et non dans des entreprises ». Je conclurai en reformulant ceci:

  1. Ils ont raison, nous devrions toujours investir dans les personnes, et non simplement dans des entreprises.
  2. Mais « investir dans les personnes » ne consiste pas seulement à investir dans l’équipe dirigeante. Il faut investir également dans des employés motivés, de bons fournisseurs, des clients convaincus… et dans le respect du grand public.
  3. Enfin, l’analyse des données reste bien sûr indispensable, mais n’aura de valeur que si elle est utilisée avec des données originales. Évitez donc le fameux « OK d’accord, ils ont publié une marge opérationnelle en croissance, et nous nous attendons à ce que cela continue, car ils nous ont promis qu’ils continueraient à réduire les coûts »…

Investisseurs professionnels, les machines arrivent pour nous remplacer, alors profitons au maximum de l’avantage que nous avons sur elles. Nous seuls pouvons comprendre ce que cela signifie d’être un investisseur, un prêteur, un banquier, un directeur, un employé, un ouvrier, un client, un partenaire, un fournisseur, un régulateur, un concurrent… ou d’avoir une mère.

 

 

2 réflexions au sujet de « Et votre mère, vous la mettez où ? »

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